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EACS 2025 – Partie 2 : ARTISTRY-1 : BIC/LEN, une promesse de simplification pour les traitements complexes ?

par | 09.12.2025

Temps de lecture : 8 minutes

Du 15 au 18 octobre s’est tenue à Paris la 20ᵉ édition de la conférence européenne sur le sida, dans l’indifférence politique et médiatique. Ce rendez-vous scientifique majeur réunit chercheur·euses, clinicien·nes, militant·es et acteur·rices de santé publique de toute l’Europe autour des dernières avancées dans la lutte contre le VIH et les IST. Comme à chaque grande conférence, l’enjeu pour reactup.fr est de trier l’essentiel parmi une masse foisonnante de données, d’innovations et de débats. Nous avons donc sélectionné quelques temps forts sur l’actualité de la prévention, de la PrEP et des nouvelles options thérapeutiques en développement, avec un regard attentif sur leurs implications concrètes pour les personnes concernées et les politiques de santé publique. Deuxième partie.

Présenté à l’EACS 2025, l’essai ARTISTRY-1 explore une stratégie thérapeutique inédite : l’association bictégravir/lénacapavir (BIC/LEN) en comprimé unique quotidien. Derrière l’ambition scientifique – allier un inhibiteur d’intégrase à un inhibiteur de la capside dans une seule formulation – se joue un enjeu plus concret : simplifier les traitements de personnes vivant avec le VIH (PVVIH), souvent épuisées par des schémas lourds et polymédiqués.

Une cohorte vieillissante et hautement prétraitée, en quête de simplification thérapeutique

Les données de la phase 3 d’ARTISTRY-1 décrivent une population bien différente de celle des essais pivotaux classiques.
Les 557 participant·es, dont 34 personnes en France, toutes et tous sous schémas complexes mais avec une charge virale indétectable, affichent des caractéristiques qui traduisent un long parcours thérapeutique :

  • Âge médian : 60 ans (22–84) ;
  • 28 ans de traitement antirétroviral en médiane, jusqu’à 45 ans pour certains ;
  • 7 lignes thérapeutiques antérieures, reflet d’un parcours marqué par de multiples échecs ou adaptations successives ;
  • 81 % présentent un antécédent de résistance, notamment aux INTI (85 %) et INNTI (67 %), et près de 50 % avec ≥3 TAMs (mutations thymidiniques), témoignant d’un lourd héritage virologique ;
  • Forte prévalence de comorbidités : dyslipidémie (67 %), hypertension (50 %), diabète/hyperglycémie (58 %);
  • 96 % prennent au moins un médicament concomitant en plus de leur ART.

Cette cohorte reflète clairement les besoins cliniques non couverts : des personnes vivant avec le VIH vieillissantes, à haut risque de complications métaboliques et cardiovasculaires, encore sous schémas complexes faute d’alternatives compatibles avec leurs profils de résistance, d’intolérance ou d’interactions médicamenteuses.

Les schémas utilisés au moment de l’inclusion reflètent cette complexité. Au début de l’étude, 77 % des participant·es recevaient un schéma contenant un inhibiteur de protéase boosté, souvent combiné à un INSTI. La charge médicamenteuse était importante :

  • 3 comprimés/jour en médiane, jusqu’à 11 chez certains ;
  • 39 % avaient des prises biquotidiennes ;
  • Nombreux schémas avec 2 ou 3 agents de 3ᵉ ligne (PI/INSTI/INNTI) associés.

Ce poids thérapeutique entraîne des conséquences documentées : adhésion fragilisée, fatigue thérapeutique, interactions multiples et qualité de vie diminuée. C’est dans ce contexte que la stratégie BIC/LEN se positionne comme option d’optimisation.

Interactions médicamenteuses : BIC/LEN mieux armé face à la polypharmacie

L’autre volet des données ARTISTRY-1 s’intéresse aux interactions médicamenteuses (DDI), enjeu majeur dans cette population polymédiquée.
Comparé aux six schémas complexes les plus fréquents (souvent à base de darunavir boosté par ritonavir ou cobicistat), BIC/LEN affiche un profil d’interactions beaucoup plus favorable.

  • Les schémas complexes les plus utilisés (souvent basés sur darunavir boosté) présentaient jusqu’à 15–18 interactions potentielles avec les 18 médicaments courants analysés (statines, anticoagulants, antihypertenseurs, métformine, corticoïdes, etc.).
  • BIC/LEN ressort avec un profil d’interactions nettement moindre, sans inhibition majeure du CYP3A ni nécessité de ritonavir/cobicistat.
  • La réduction des risques d’interactions concerne notamment :
    >> Statines (atorvastatine, rosuvastatine),
    >> Anticoagulants (apixaban, warfarine),
    >> Antihypertenseurs (amlodipine, losartan),
    >> Antidiabétiques (metformine).

    Ces résultats rappellent que, au-delà de l’efficacité virologique, la simplification thérapeutique doit aussi intégrer la sécurité pharmacologique face aux polythérapies liées au vieillissement des PVVIH.

    Promesse de simplification ou nouvel outil sous conditions ?

    Au-delà de l’intérêt pharmacologique, les résultats d’ARTISTRY-1 posent une question politique et clinique centrale : BIC/LEN peut-il devenir un outil concret d’optimisation thérapeutique pour les personnes vivant avec le VIH exhaustées par les schémas complexes ?

    Une réponse partielle mais stratégique à la fatigue thérapeutique

    Les données présentées à l’EACS 2025 montrent que BIC/LEN cible une population largement invisibilisée dans les politiques de prise en charge : personnes vieillissantes, multiprétraitées, résistantes, souvent absentes des essais. Pour elles, la simplification ne relève pas du confort mais d’un enjeu d’adhésion, de survie thérapeutique et de qualité de vie. Une STR sans booster, au profil d’interactions allégé, répond directement à cet enjeu.

    Mais attention à ne pas verser dans un enthousiasme naïf : ARTISTRY-1 ne concerne que des personnes virologiquement contrôlées au départ, ce qui exclut de fait les plus vulnérables, celles pour qui l’instabilité virologique et sociale rend la simplification la plus urgente.

    Des bénéfices attendus dans la vraie vie… si l’accès suit

    Sur le papier, BIC/LEN coche de nombreuses cases pour un déploiement en clinique : schéma unique 1 prise/jour ; sans ritonavir/cobicistat ; utilisable en insuffisance rénale (eGFR ≥15 ml/min).

    Mais la vraie question sera l’accès :

    • Accès financier : quel prix pratiqué par Gilead ? Se fera-t-elle au détriment d’autres options ?
    • Accès rationné : faut-il une éligibilité restreinte à certains profils ? Qui décidera ?
    • Accès territorialisé : cette STR restera-t-elle confinée aux centres experts et consultations hospitalières ou sera-t-elle accessible aux médecins de ville habilités VIH ?

    Une innovation qui interroge aussi la gouvernance thérapeutique

    Derrière la technique, on retrouve des enjeux politiques familiers :

    • Re-centralisation du soin VIH : l’arrivée de molécules à forte valeur commerciale risque de renforcer la dépendance vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique dans le pilotage thérapeutique.
    • Priorisation implicite : ARTISTRY cible un segment précis, mais d’autres profils pourtant en situation d’impasse – échecs répétés sous traitement, résistances lourdes, violences sociales majeures – restent sans réponse structurée.
    • Standardisation du suivi : la réduction du risque d’interactions pourrait entraîner une normalisation du suivi clinique, au moment même où les besoins de soins coordonnés augmentent avec le vieillissement des PVVIH.

    Entre opportunité et vigilance

    BIC/LEN est une proposition thérapeutique intéressante qui simplifie le soin tout en tenant compte des réalités cliniques (résistances + comorbidités). Mais sa mise à disposition devra être encadrée par des exigences de transparence, d’équité d’accès et d’indépendance clinique vis-à-vis du fabricant.

    Sans quoi, une innovation pensée pour réduire les inégalités thérapeutiques pourrait paradoxalement… les renforcer.

    Points de vigilance et angles morts

    Si les posters ARTISTRY présentés à l’EACS 2025 affichent une narration maîtrisée autour de la simplification thérapeutique, plusieurs angles morts demeurent et devront être suivis avec attention avant d’inscrire BIC/LEN dans la routine clinique.

    Résistance au lénacapavir : un signal faible, un risque majeur

    Même si les posters insistent sur l’absence d’exposition préalable au LEN chez les participant·es, l’histoire récente des traitements anti-VIH rappelle une évidence : tout nouvel agent finit par générer des résistances. Et avec le lénacapavir, molécule à très longue demi-vie intracellulaire, l’échec virologique pourrait laisser un “legacy pharmacologique” durable favorisant l’émergence de résistances croisées.
    Or, aucune donnée de pression de sélection à long terme ni d’analyse de résistances émergentes n’est encore disponible sur la phase 3. C’est un point critique, surtout pour une STR prévue comme traitement de rattrapage ou d’optimisation.

    Que devient le suivi clinique dans un schéma “faussement simple” ?

    BIC/LEN se présente comme un allègement thérapeutique, mais il n’allège en rien le suivi clinique :

    • Nécessité de surveillance hépatique et métabolique.
    • La simplification du schéma ne doit pas masquer la nécessité d’un suivi métabolique et pharmacologique rigoureux, notamment en cas de co-prescription d’anticoagulants ou de statines.
    • Gestion parfois complexe des ajustements posologiques avec les traitements cardiovasculaires ou anticoagulants.
    • Que faire en cas d’interruption momentanée du traitement ? Aucune stratégie standardisée n’est encore publiée.

    Le message marketing dit « simplification », mais la clinique impose prudence et encadrement renforcé.

    La dépendance aux industriels se renforce

    L’autre non-dit majeur : Gilead verrouille la stratégie ARTISTRY. BIC et LEN sont deux produits maison. Résultat :

    • Aucune donnée comparative indépendante face aux autres stratégies de simplification (ex. DTG/3TC, DRV/c/TAF/FTC ou même CAB/RPV).
    • Absence d’analyse coût/efficacité.
    • Communication privilégiant le narratif “besoin médical non couvert” sans débat sur les alternatives déjà disponibles mais sous-utilisées faute d’accès ou de formation des soignants.

    On touche ici à un enjeu politique : la dépendance structurelle aux choix industriels continue de façonner les “solutions” pour les PVVIH.

    Une stratégie pour qui ?

    En ciblant une population hautement suivie, déjà stable virologiquement et insérée dans le soin, ARTISTRY contourne les enjeux d’inégalités de santé. Les PVVIH multiprétraitées et stables sont inclus dans l’essai mais pas les personnes en rupture de soin, ni les personnes précaires, ni les personnes migrantes, ni les personnes injectrices et sous la barre des 50 c/ml, ni les personnes trans largement sous-représentées. Sans stratégie d’accès équitable, BIC/LEN risque de n’être qu’un outil parmi d’autres réservé aux mieux suivis.

    En résumé

    Les données ARTISTRY-1 confirment que la simplification du traitement du VIH passe par la prise en compte de la complexité réelle des parcours thérapeutiques : résistances, comorbidités, interactions, fatigue. BIC/LEN offre une réponse crédible à cette équation, à condition que son déploiement ne reproduise pas les inégalités d’accès et les logiques industrielles qui minent encore l’innovation dans le champ du VIH.
    Aussi, BIC/LEN ne doit pas être introduit comme un produit miracle, mais comme un outil supplémentaire utilisable sous conditions, avec encadrement clinique et transparence.

    Pour lire la première partie