POINTS DE VUE

Bâtir sa prévention seul : un héritage pédé

par | 16.04.2024

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Parmi toutes les réactions qui ont suivi mon coming-out, celle de mon père fut sans doute la plus déconcertante. Pas de haine, pas de colère, loin de là, mais une anecdote arrivée comme un cheveu sur la soupe. Il m’évoqua un ami de jeunesse avec tendresse, perdu de vue ou décédé, je ne me souviens plus. Cet ami était homosexuel et détail mis en avant, il était séropositif. Son statut sérologique, dans la bouche de mon père, avait sonné comme une condamnation. 

Aujourd’hui, je ne sais plus les détails de la vie de cet homme. Ce que je sais, c’est que l’une des premières fois où j’évoquais mon homosexualité a aussi été celle où on la rattachait automatiquement au VIH et aux IST

A ce moment-là, personne pour me dire qu’être séropositif dans les années 80, ce n’est clairement pas la même chose que l’être dans les années 2010. Les cours d’éducation sexuelle au collège s’avéraient lacunaires et aujourd’hui encore, le nombre obligatoire de séances requises n’est pas respecté par la majorité des établissements scolaires. Rien qui expliquait la vie sexuelle des hommes gays, encore moins celle des lesbiennes et surtout personne pour évoquer les IST autrement qu’en hurlant « attention, danger ». Comment on vit avec certaines maladies, comment on les soigne, quelle fréquence de tests ? Pas de réponse, la peur était notre seule prévention.

Quelques années plus tard, difficile de ne pas commencer sa vie sexuelle autrement que dans la crainte, surtout lorsqu’on est une petite tapette encore honteuse. J’ai d’ailleurs vite réalisé que je n’étais pas le seul à être terrifié de « choper quelque chose », surtout en débutant mon éducation affective auprès d’hommes pas forcément out voire en couple hétéro. Pour eux, le sperme était un poison, la capote la solution unique et on demandait à l’autre « si on était sûr qu’on avait rien » au moins quinze fois après le rapport sexuel, comme une prière païenne censée éloigner une malédiction. 

Du côté médical, je ne trouvais pas non plus une aide providentielle. Par deux fois, des médecins généralistes m’ont signé des ordonnances de tests IST incomplets, supposant que je n’avais pas de relations anales. Leur expliquer que j’étais gay n’y changeait rien, sûrement parce que tout cela était trop éloigné de leur imaginaire. Un d’entre eux me conseilla même de me laver la bouche avec de l’alcool fort après une fellation, histoire de se désinfecter. Chose que j’ai faite, ignorant et angoissé que j’étais.

Bien heureusement, les années m’ont offert des amants plus renseignés et expérimentés. Dans leurs lits, j’appris l’existence des CeGIDD, de la PrEP et du TaSP. Ils m’ont parlé de toutes les IST, comment elles se soignaient ou se traitaient… Et quelques partenaires séropositifs ont aussi dû supporter mes angoisses et m’expliquer qu’indétectable signifiait intransmissible. Je me suis constitué peu à peu un savoir de glaneur, riche des connaissances découvertes chez mes plans culs. Et sans m’en rendre compte, je passais ainsi d’idiot du village gay à apprenti savant. 

Je rassurais à mon tour mes amants les moins renseignés, les poussais à se faire vacciner pour le HPV, par exemple. Quant à mes amies hétéros, je les encourageais à faire des tests même si leurs copains leur assurait que « c’est bon, pas de symptômes ». Je crois qu’au début, je me montrais un peu moralisateur auprès d’elles, frustré face à une décontraction sur un sujet qui m’avait tant angoissé. Et puis j’ai fini par comprendre qu’en terme de prévention, la culpabilité n’aidait pas vraiment grand monde. Alors je me suis montré plus à l’écoute, essayant surtout d’en faire un sujet simple, où on se sentait à l’aise avec moi. 

Ce rôle de conseiller en santé sexuelle a beau être complètement improvisé, j’en suis fier encore aujourd’hui. Il dit beaucoup de mon parcours personnel mais aussi du refus d’un tabou qui entoure le VIH, les IST. Je prends ma PrEP à l’heure du déjeuner et je ne me cache pas même si je suis face à des collègues ou de la famille. J’explique souvent mon traitement et ils comprennent, ils apprennent.   

Bien entendu, je ne suis pas le seul à avoir hérité de ce rôle : beaucoup de pédés font preuve de la même pédagogie au sein de leur entourage. Un ami, en riant, disait que si on mettait quatre gays dans une pièce, ça devenait un CeGIDD improvisé. Forcé de constater qu’il y a peu d’apéros où l’on discute de PrEP injectable et de traitement préventif à la chlamydia.

La santé sexuelle est un des rares domaines où à mon sens, la solidarité pédée est profondément palpable. La crise du Mpox en est un parfait exemple : d’un seul coup, tout le monde échangeait des créneaux de vaccination et les renseignements qu’il avait sur la maladie. On s’est remis à gueuler, on a éduqué, protesté, fait face à l’homophobie crasse aussi, des individus comme des médias. 

Cette période a forcément eu un goût de déjà vu pour beaucoup de gays plus âgés que moi. Mais au-delà de cet héritage militant, pourquoi cette position de responsabilité, de « savant du samedi soir » tombe sur nous les gays, même ceux les moins militants ? Pourquoi ai-je eu à apprendre de mes pairs, de mes amants ? Que ce serait-il passé si j’avais rencontré des garçons qui n’avaient pas eu la patience de me conseiller ? Pourquoi ai-je dû tant à apprendre mais aussi tant à enseigner, moi petite pédale ordinaire et pas plus futée qu’une autre ?

Des responsables de l’ignorance ambiante, pas difficile d’en trouver. Le manque de formation du corps médical. L’Etat. L’Education Nationale. Le tabou, la honte, la morale, les préjugés, le slut-shaming, l’homophobie. Cette énumération semble rébarbative ? Evidemment, elle est répétée par des générations de militant·es et malgré plusieurs avancées, certains bastions du conservatisme ne semblent pas prêt de s’effondrer, loin de là. 

Et puis il faut l’avouer, beaucoup de personnes cis hétéros sont assez désintéressées par le sujet de la santé sexuelle. Souvent, c’est une donnée négligeable. Pas de symptômes ? Donc pas de maladie. Et puis dans leurs esprits, le sujet ne les concerne pas : « il n’y a que les gays qui chopent ce genre de choses ». Et pourtant, quand ça leur arrive, on est souvent les premiers à les guider et les informer, parfois avant même qu’ils contactent un centre de santé ou leurs médecins. Si j’ai accepté ce rôle, c’est parce que je tenais à mes proches et à leur santé mais dans quel monde est-ce logique que ce soit moi vers qui mes ami·es ou parfois de parfait·es inconnu·es en soirées se tournent pour se renseigner ? Surtout dans un monde après le début de l’épidémie VIH/Sida, surtout lorsqu’il suffit de gratter un peu pour voir que presque chaque individu a un proche ou un membre de sa famille qui a connu ces années-là, qu’ils ont potentiellement perdu ce tonton ou cet ami gay des suites de la maladie. Et si on devait se référer qu’au présent, les personnes cis hétérosexuelles se contaminent aussi au VIH et parfois davantage que les hommes gays dans certains pays dont la France. Mais ça, le plus souvent, ils l’ignorent.

Ce rôle de conseiller, il m’oblige parfois à évoquer ma propre intimité, à faire comprendre d’où ce savoir vient. Adieu la pudeur, comme souvent, il est de notre devoir de politiser notre intimité. Intimité que j’aime aussi raconter car je ne veux plus en avoir honte. Pourtant, ce n’est pas forcément évident lorsqu’on est homosexuel, se raconter entre la poire et le dessert, entre deux hétéros qui parlaient juste d’une capote qui a craqué samedi dernier. Et puis je m’interroge souvent sur l’imaginaire homophobe que mes propos peuvent nourrir. Est-ce qu’on va réellement me prendre au sérieux ou est-ce qu’on va se contenter, comme beaucoup le font, de penser que comme tous les pédés, je suis un nid à IST car j’ai une sexualité heureuse et informée ? Car je me souviens encore des discours qui entouraient le Mpox, alors que notre communauté tentait de faire de la prévention avec le peu de connaissances qu’on avait. 

Et pourtant, on y va quand même, parce qu’on se dit que si ce n’est pas nous qui expliquons, ça ne sera pas leurs parents qui leur en parleront, pas leurs potes, pas certains médecins qu’ils n’osent pas aller voir et qui de toute façon n’aborderont pas le sujet de la santé sexuelle d’eux mêmes.

Malgré tout, ce rôle de conseiller amateur fait partie de moi, de mon histoire intime comme de ma façon d’agir politiquement. Elle fait de moi un militant improvisé de la lutte pour la santé des pédés, qui essaye tant bien que mal de se montrer à la hauteur d’un héritage communautaire riche, difficile à comprendre. J’ai beau avoir intégré ce rôle, je sais aussi qu’il s’agit d’un poids également, d’une responsabilité que je ne suis pas censé connaître. 

Toutefois, je songe à ces petites pédales qui n’ont pas eu accès aux mêmes environnements que moi, qui sont moins instruits ou plus isolés. Et eux, comment ont-ils appris ? Est-ce que quelqu’un les oriente vers un CeGIDD, vers un médecin renseigné et à l’écoute ? Tant que rien ne change suffisamment, il y aura toujours des difficultés et de l’ignorance. Et bien heureusement, il y aura aussi des pédés pour guider celles et ceux qui en ont besoin.

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Maxime Lavalle est auteur-scénariste. Après le court-métrage Masculine, qui dévoilait la rencontre entre une drag queen et un « masc for masc », il continue de raconter l’intimité des communautés minorisées à travers ses projets de séries et de films. Il est également membre du webzine militant et LGBT Friction Magazine, où il publie articles et poèmes.