Chaque année, à l’occasion de la journée mondiale de lutte contre le VIH-Sida, Santé publique France publie un bulletin de surveillance du VIH et des infections sexuellement transmissibles (IST) bactériennes. Derrière les chiffres largement repris dans l’espace médiatique, souvent maladroitement ou de manière inexacte, il existe pourtant des dispositifs complexes de recueil, de correction et d’estimation des données. Comprendre comment ces indicateurs sont « fabriqués » est indispensable pour en saisir la portée politique, sanitaire et militante. À partir des données 2024, cet article propose une lecture rigoureuse et accessible de la situation du VIH et des IST bactériennes en France, avec une attention particulière portée aux départements et régions d’outre-mer (DROM), où les inégalités d’exposition et d’accès à la prévention restent majeures.
Surveiller le VIH et les IST : de quoi parle-t-on ?
La surveillance épidémiologique repose sur une pluralité de sources. Pour le VIH comme pour les IST bactériennes (chlamydia, gonococcie, syphilis), Santé publique France croise des données issues du signalement obligatoire (qui était une déclaration jusqu’à présent), des laboratoires de biologie médicale, des centres gratuits d’information, de dépistage et de diagnostic (CeGIDD), de réseaux de clinicien·nes volontaires, et du Système national des données de santé (SNDS) de l’Assurance maladie.
Aucune de ces sources n’est exhaustive à elle seule. Certaines captent mieux l’activité hospitalière, d’autres les pratiques en ville, d’autres encore les publics les plus éloignés du système de soins. La surveillance consiste donc moins à « compter tout le monde » qu’à assembler des pièces imparfaites pour produire des tendances robustes.
Deux annexes méthodologiques du bulletin 2024 détaillent ces dispositifs et les méthodes de correction utilisées. Elles sont essentielles pour interpréter correctement les chiffres présentés.
Dépistage du VIH : une activité en forte hausse, tirée par le sans-ordonnance
En 2024, l’activité de dépistage du VIH atteint un niveau inédit en France, avec près de 8,5 millions de sérologies réalisées. Cette augmentation, très marquée par rapport aux années précédentes, ne traduit pas une évolution spontanée des comportements individuels, mais l’effet direct de choix politiques et organisationnels visant à lever les obstacles au test.
Le moteur principal de cette hausse est le déploiement du dépistage sans ordonnance et sans avance de frais en laboratoire de biologie médicale. Introduit en 2022 pour le VIH (« VIH Test »), puis élargi en septembre 2024 à plusieurs IST bactériennes (« Mon test IST »), ce dispositif représente à lui seul environ 20% de l’ensemble des sérologies VIH réalisées en 2024. En un an, le nombre de tests effectués dans ce cadre a plus que doublé.
Les données issues du SNDS montrent que cette dynamique bénéficie particulièrement aux jeunes adultes. Chez les moins de 25 ans, le nombre de personnes dépistées augmente fortement à partir de l’automne 2024, en lien avec l’élargissement du dispositif aux IST. Cette évolution confirme un constat désormais bien documenté : lorsque le dépistage est gratuit, simple et accessible sans intermédiaire médical, il est massivement investi.
Cette hausse globale du nombre de tests s’accompagne toutefois d’une baisse continue du taux de positivité, qui s’établit à 1,3 séropositivité pour 1 000 sérologies en 2024. Ce phénomène, classique en épidémiologie, reflète un élargissement du dépistage à des populations moins exposées en moyenne. Il ne doit pas être interprété comme un recul de l’épidémie, mais comme l’effet mécanique d’une politique de dépistage plus universelle.
Les disparités territoriales restent néanmoins très marquées. Les DROM concentrent les niveaux de dépistage les plus élevés du pays, avec des taux dépassant 200 sérologies pour 1 000 habitants en Guyane, en Martinique et en Guadeloupe. Ces chiffres traduisent à la fois une intensité de l’épidémie plus forte et une mobilisation accrue des outils de dépistage. Ils rappellent surtout que le volume de tests réalisés est indissociable du contexte épidémiologique, social et sanitaire propre à chaque territoire.
Enfin, le dépistage en laboratoire ne constitue qu’un pan de l’offre existante. Les tests rapides d’orientation diagnostique (TROD) réalisés en milieu communautaire et les autotests VIH vendus en pharmacie continuent de jouer un rôle spécifique, en touchant des publics qui échappent partiellement au système de soins classique. Leur contribution, plus difficile à quantifier précisément, reste pourtant essentielle pour atteindre les personnes les plus éloignées du dépistage.
Découvertes de séropositivité : une stabilisation préoccupante
Environ 5 100 personnes ont découvert leur séropositivité VIH en 2024. Après la baisse brutale observée en 2020, suivie d’une augmentation continue jusqu’en 2023, ce chiffre se stabilise. Cette stabilisation constitue un signal d’alerte : elle marque l’arrêt de la dynamique de réduction des nouvelles découvertes engagée au cours de la décennie précédente, sans pour autant traduire une maîtrise de l’épidémie.
Le profil des personnes concernées reste marqué par de fortes inégalités sociales, migratoires et territoriales. Plus de la moitié des personnes diagnostiquées en 2024 sont nées à l’étranger. Parmi elles, une proportion importante – de l’ordre de 40 à 45% selon les estimations – a été contaminée après être arrivée en France, soulignant le rôle déterminant des conditions de vie, d’accès à la prévention et au dépistage sur le territoire français.
Du point de vue des modes de contamination, les rapports hétérosexuels représentent la part la plus importante (53%), devant les rapports sexuels entre hommes (42%). Les personnes trans représentent une proportion numériquement faible mais particulièrement exposée, tandis que les contaminations liées à l’usage de drogues injectables restent minoritaires, sans pour autant disparaître.
Les tendances diffèrent nettement selon les populations. Chez les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH) nés en France, la baisse observée pendant près de dix ans s’est interrompue depuis 2022, avec une stabilisation du nombre de découvertes. Chez les HSH nés à l’étranger, la hausse constatée après 2020 s’est également interrompue, sans toutefois s’inverser. Cette double stabilisation interroge l’essoufflement des stratégies de prévention actuelles, y compris dans des populations historiquement ciblées par la prévention combinée.
Chez les personnes hétérosexuelles, les dynamiques sont contrastées. Les découvertes chez les personnes nées en France sont globalement stables depuis 2020. En revanche, chez les femmes hétérosexuelles nées à l’étranger, une diminution est observée en 2024 après plusieurs années de hausse, évolution qui devra être confirmée dans le temps. Ces tendances ne sauraient être interprétées indépendamment des parcours migratoires, des conditions administratives et de l’accès effectif aux soins.
L’âge médian au diagnostic est de 36 ans, mais 22% des personnes découvrant leur séropositivité ont 50 ans ou plus, rappelant que le VIH ne concerne pas uniquement les populations jeunes et que les représentations sociales du risque continuent de peser sur le recours au dépistage. Les femmes cis représentent environ 30% des découvertes, proportion stable mais souvent associée à des diagnostics plus tardifs.
Les disparités territoriales restent majeures. La Guyane se distingue par un taux de découvertes de séropositivité sans équivalent sur le reste du territoire français, suivie de Mayotte, de la Martinique, de l’Île-de-France et de la Guadeloupe. Dans ces territoires, la stabilisation nationale masque des situations épidémiologiques toujours très dégradées.
En définitive, la stabilisation du nombre de découvertes de séropositivité en 2024 ne traduit ni un recul de l’épidémie ni une amélioration suffisante de la prévention. Elle met en évidence la persistance de populations et de territoires durablement exposés, et appelle à un renforcement ciblé des stratégies de dépistage, de prévention et d’accompagnement.
Diagnostics tardifs : des opportunités de prévention manquées
En 2024, 43% des découvertes de séropositivité ont été réalisées à un stade tardif de l’infection, dont 27% à un stade avancé. Même si cette proportion diminue lentement depuis 2020, elle reste très élevée.
Les diagnostics tardifs concernent particulièrement les personnes hétérosexuelles, les personnes nées à l’étranger et certains territoires. Ils traduisent des défaillances persistantes dans le repérage, le dépistage ciblé et l’accès effectif aux soins.
Du point de vue de la santé publique, ces retards ont un double coût : pour les personnes concernées, exposées à des complications évitables, et pour la collectivité, en maintenant une transmission active du virus.
Incidence et estimations : pourquoi les chiffres ne sont jamais « bruts »
Contrairement au nombre de découvertes de séropositivité, l’incidence du VIH – c’est-à-dire le nombre de nouvelles contaminations survenues au cours d’une année – ne peut pas être observée directement. Elle fait l’objet d’estimations reposant sur des modèles statistiques qui combinent plusieurs sources de données de surveillance et un ensemble d’hypothèses explicites. Cette distinction est centrale pour comprendre ce que disent, et ne disent pas, les chiffres publiés.
L’estimation de l’incidence repose d’abord sur l’analyse des découvertes de séropositivité, corrigées pour tenir compte de la sous-déclaration, des délais de notification et des informations manquantes. Elle intègre ensuite des indicateurs permettant d’apprécier l’ancienneté de l’infection, comme les diagnostics précoces, les tests d’infection récente et les taux de CD4 au moment du diagnostic. Ces éléments permettent d’estimer le délai entre la contamination et le diagnostic, variable selon les populations.
Un enjeu méthodologique majeur concerne les personnes nées à l’étranger. Toutes les découvertes de séropositivité ne correspondent pas à des contaminations survenues en France. Les modèles développés par Santé publique France visent donc à estimer la part des personnes migrantes contaminées après leur arrivée sur le territoire. En 2024, cette proportion est estimée à près de la moitié, avec des variations importantes selon les populations : elle est plus élevée chez les HSH (59%), les personnes trans contaminées par rapports sexuels (53%) et les usagers de drogues injectables (51%) que chez les personnes hétérosexuelles (43%).
Après exclusion des contaminations survenues à l’étranger, l’incidence du VIH en France est estimée à environ 3 400 nouvelles contaminations en 2024, un niveau globalement stable depuis 2021. Cette stabilité met fin à la baisse observée entre 2012 et 2020, période durant laquelle les nouvelles contaminations avaient nettement reculé, en particulier chez les HSH nés en France.
L’analyse par population montre des évolutions contrastées. La stabilisation de l’incidence chez les HSH nés en France constitue une rupture par rapport aux tendances antérieures et interroge l’impact actuel des outils de prévention combinée. Chez les HSH nés à l’étranger, l’incidence reste plus élevée et ne montre pas de diminution franche. Chez les personnes hétérosexuelles, les niveaux d’incidence sont plus faibles mais persistants, notamment chez les personnes nées à l’étranger. Ces estimations soulignent que l’épidémie ne se concentre pas sur un seul groupe, mais circule selon des dynamiques différenciées.
Les estimations permettent également d’évaluer le nombre de personnes vivant avec le VIH qui ignorent leur séropositivité. Fin 2024, ce nombre est estimé à environ 9 700 personnes. S’il diminue lentement au fil des années, il reste élevé et constitue un indicateur clé des marges de progression possibles en matière de dépistage. La majorité de ces personnes non diagnostiquées sont des personnes hétérosexuelles, mais plus d’un tiers sont des HSH.
Il est essentiel de rappeler que ces chiffres sont assortis d’intervalles d’incertitude et qu’ils peuvent être révisés a posteriori à mesure que de nouvelles données deviennent disponibles. Loin d’être une faiblesse, cette transparence méthodologique est une condition de la robustesse de la surveillance. Elle implique en revanche de manier les estimations avec prudence et de les lire comme des outils d’aide à la décision, et non comme des comptes exacts.
Dans un contexte où l’incidence ne diminue plus, ces estimations rappellent que l’atteinte des objectifs d’élimination du VIH ne dépend pas seulement de la performance du système de soins, mais de la capacité à adapter les politiques de prévention aux réalités sociales, migratoires et territoriales de l’épidémie.
IST bactériennes : une augmentation des diagnostics largement liée au dépistage
Pour les chlamydioses, les gonococcies et la syphilis, l’année 2024 confirme une hausse significative des diagnostics d’IST bactériennes en France. Mais pour interpréter correctement cette dynamique, il faut distinguer deux réalités : d’un côté, une intensification massive du dépistage (donc plus d’infections « trouvées ») ; de l’autre, une circulation toujours active des bactéries, avec des signaux préoccupants dans certaines populations et certains territoires – en particulier dans les DROM.
SNDS : une mesure « populationnelle » du dépistage et des diagnostics en ville
Les données du SNDS donnent une lecture à grande échelle des dépistages remboursés (secteurs privé et public, hors certaines activités hospitalières) et des diagnostics approchés via les prises en charge/traitements.
En 2024, selon le SNDS, environ 3,4 millions de personnes ont été dépistées au moins une fois pour la chlamydiose, 3,7 millions pour la gonococcie et 3,7 millions pour la syphilis. Entre 2022 et 2024, les taux de dépistage ont continué à augmenter pour les trois IST : +30% pour la chlamydiose, +26% pour la gonococcie et +20% pour la syphilis, avec une hausse plus marquée chez les hommes.
Cette montée en charge du dépistage se retrouve mécaniquement dans les diagnostics : en 2024, environ 61 100 personnes ont eu un diagnostic de chlamydiose, 25 800 un diagnostic de gonococcie et 6 500 un diagnostic de syphilis. La dynamique n’est pas identique selon les infections : la gonococcie est celle dont l’incidence augmente le plus fortement sur 2022–2024 (+35%, et +40% chez les hommes), tandis que pour la syphilis l’augmentation est estimée à +12%, portée de façon plus marquée par les femmes (+24% vs +10% chez les hommes).
CeGIDD : une surveillance « ciblée » sur des publics plus exposés
Les CeGIDD ne sont pas un « échantillon » de la population générale : ils reçoivent plus fréquemment des personnes exposées, parfois éloignées du soin, et des personnes qui consultent justement parce qu’elles se savent à risque. C’est précisément ce qui fait leur valeur pour comprendre l’épidémie au plus près, mais aussi la raison pour laquelle on ne peut pas comparer directement leurs taux de positivité à ceux issus des données de remboursement.
En 2024, les CeGIDD ont rapporté environ 306 000 dépistages pour la chlamydiose, 305 000 pour la gonococcie et 285 000 pour la syphilis. Ils ont diagnostiqué environ 22 200 chlamydioses, 13 500 gonococcies et 2 500 syphilis.
Les profils observés en CeGIDD rappellent que les IST bactériennes circulent fortement dans des réseaux précis : pour la gonococcie et la syphilis, les hommes – et en particulier les HSH – sont très majoritaires parmi les cas. Par exemple, en CeGIDD, les HSH représentent plus de la moitié des cas de gonococcie, et près de deux tiers des syphilis récentes.
Les taux de positivité, qui rapportent le nombre de diagnostics au nombre de dépistages réalisés en CeGIDD, éclairent la circulation « à exposition comparable ». En 2024, le taux de positivité en CeGIDD est d’environ 4,6% pour la gonococcie (nettement plus élevé chez les HSH), et 1,5% pour la syphilis – avec un taux environ six fois plus élevé chez les HSH que chez les hommes et femmes hétérosexuel·les. Pour la syphilis, la proportion de stades précoces (primaire/secondaire/latent précoce) rappelle un risque de transmission actif, et une fraction non négligeable des cas de syphilis en CeGIDD est associée à une séropositivité VIH connue ou découverte.
« Mon test IST » : quand la politique publique fabrique aussi les tendances
L’année 2024 est marquée par l’entrée en scène de « Mon test IST » (septembre 2024), qui facilite l’accès au dépistage sans ordonnance en laboratoire. Sur ses premiers mois, le dispositif a été autant utilisé par des hommes que par des femmes, ce qui contraste avec le profil plus féminisé du dépistage remboursé « classique ». Pour la chlamydiose et la gonococcie, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont été dépistées dès le premier mois, puis autour de 66–68 000 personnes par mois entre octobre et décembre 2024. Pour la syphilis, le dispositif a dépisté environ 48 000 personnes dès septembre, puis jusqu’à ~81 000 en décembre. Les 18–25 ans y sont fortement représenté·es.
Cette information est cruciale pour lire l’augmentation des diagnostics : une part du « signal » 2024 est produite par l’élargissement de l’accès au test. Autrement dit, on ne peut pas discuter des hausses de diagnostics sans discuter du dépistage comme politique publique.
DROM : des niveaux de dépistage et d’incidence qui indiquent une situation hors norme
Les DROM se distinguent par des niveaux de dépistage et d’incidence supérieurs à l’Hexagone pour les trois IST. Pour la syphilis, les taux de dépistage sont particulièrement élevés (par exemple en Martinique, Guadeloupe, Guyane, La Réunion), et les taux d’incidence des diagnostics comptent la Guyane parmi les plus touchés. Dans les CeGIDD, certains territoires ultramarins affichent aussi des taux de positivité très élevés (par exemple pour la syphilis en Guyane), ce qui suggère une circulation intense dans un contexte où l’accès à la prévention, au soin et aux parcours de suivi est souvent fragilisé.
L’augmentation des diagnostics chez les femmes, notamment pour la syphilis, doit enfin alerter sur le risque de transmission mère-enfant : malgré le dépistage prénatal, la tendance impose de renforcer la prévention, la prise en charge et la capacité à surveiller spécifiquement les syphilis congénitales.
Lire les chiffres pour agir
Les données de surveillance ne sont ni neutres ni autosuffisantes. Elles sont produites à partir de choix méthodologiques, de priorités politiques et de capacités opérationnelles. Les comprendre, c’est se donner les moyens de les discuter, de les critiquer et de s’en servir pour transformer les politiques publiques.
À l’heure où l’incidence du VIH ne baisse plus et où les IST bactériennes circulent activement, ces chiffres rappellent l’urgence de renforcer une prévention combinée réellement accessible : dépistage régulier, PrEP sous toutes ses formes, préservatifs, réduction des risques sexuels et prise en compte des réalités sociales et territoriales.
Pour reactup.fr, lire la surveillance, c’est aussi rappeler que derrière chaque indicateur se trouvent des vies, des parcours et des inégalités que les politiques de santé sexuelle doivent enfin affronter de manière structurelle.