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Body attitude et body shaming dans le milieu gay : quels impacts sur la prévention ?

par | 16.10.2025

Temps de lecture : 9 minutes

Dans de nombreuses scènes gays contemporaines, le corps est un terrain de performance en perpétuelle évolution et parfois de violence symbolique. Il est aussi un espace d’expression et de résistance. C’est ce qu’on peut appeler la “body attitude” : la manière dont on habite son corps, dont on se représente soi-même et dont on se positionne dans le regard des autres. Muscles, minceur, jeunesse et blancheur composent un idéal esthétique qui se renforce, se transmet et s’amplifie sur les applis de rencontre et les réseaux sociaux. Cette mise en scène permanente fragilise l’estime de soi : la honte corporelle (body-shame) et l’insatisfaction sont particulièrement élevées parmi les hommes gays et queer. Nous savons aussi que ces normes ne sont pas sans effets sur la santé : elles influencent la sexualité, la confiance en soi et l’accès à la prévention du VIH et des IST.

Alors que les acteurs de la prévention cherchent à renouveler leurs approches, comment penser des outils efficaces quand la honte du corps et le racisme esthétique pèsent encore sur la confiance en soi ? Comment comprendre ce phénomène, qui n’est finalement pas si nouveau, et comment y répondre collectivement ?

Le corps comme norme et comme enjeu identitaire

Depuis des décennies, le corps occupe une place centrale dans la socialisation gay. Cette “body attitude”, manière d’habiter et de présenter son corps dans les espaces communautaires, a longtemps été un outil d’affirmation identitaire, avant de devenir parfois une source de pression. Dans les années 1980 déjà, les magazines communautaires et les clubs valorisaient l’idéal du corps musclé et viril, en opposition aux représentations médicalisées du « corps malade » associé au VIH/sida. Cette valorisation du corps « fort » était une réponse identitaire et politique. Mais elle s’est transformée, au fil du temps, en norme contraignante.

Le corps n’est pas neutre : il est à la fois carte de visite sociale et marqueur d’appartenance. Dans les espaces gays, en ligne comme hors ligne, certains canons dominent : muscles, minceur, virilité, peau claire. Aujourd’hui, les applis de rencontre ou les sites spécialisés (Grindr, Scruff, Les Pompeurs etc.) et les réseaux sociaux visuels (Instagram, X/Twitter, TikTok, Snapchat) ont renforcé ce phénomène : chacun devient sa propre vitrine, où le corps est évalué en likes, en avis et en matchs. La comparaison permanente peut nourrir l’insatisfaction corporelle et accentue les hiérarchies : les corps conformes aux canons dominent, les autres sont marginalisés ou invisibilisés.

Les chercheurs parlent alors de gay-community stress : une pression esthétique et sociale propre au milieu gay, qui vient s’ajouter au stress minoritaire subi par les personnes LGBTQI+ dans la société hétéronormée et patriarcale. Ce stress communautaire recouvre plusieurs dimensions : la sexualisation des corps, la hiérarchie des statuts, la compétition et l’exclusion de la diversité. Autrement dit, la pression ne vient pas seulement de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur même de la communauté.

Une étude récente menée aux États-Unis (Soulliard et al., Pressure From Within: Gay-Community Stress and Body Dissatisfaction Among Sexual-Minority Men, 2024) a confirmé l’ampleur de ce phénomène : chez plus de 600 hommes ayant une orientation sexuelle minoritaire, le stress communautaire gay est systématiquement associé à une insatisfaction corporelle accrue, indépendamment de l’âge, du statut socio-économique ou du niveau de stress minoritaire classique. Plus la perception d’une communauté focalisée sur la performance physique, la sexualisation et la compétition est forte, plus les symptômes anxieux, dépressifs et les conduites à risque sont élevés.

Ce que montre cette étude, c’est que la quête du « bon corps » devient un terrain de tension identitaire. Le corps « conforme » n’est pas seulement valorisé par la société dominante : il est reproduit et amplifié à l’intérieur même de la communauté gay. Ceux qui s’en écartent (hommes plus âgés, racisés, gros, efféminés, trans ou séropositifs) subissent une forme de relégation ou d’invisibilisation qui redouble la stigmatisation extérieure. Le gay-community stress illustre ainsi comment un idéal corporel, d’abord forgé comme outil de résistance, peut se muer en contrainte normative et en source de souffrance psychique.

Quand l’estime de soi rencontre la prévention

La honte corporelle n’est pas seulement une souffrance intime. Elle influence directement les pratiques de santé sexuelle. Plusieurs mécanismes sont identifiés :

  • L’évitement : certaines personnes renoncent à fréquenter les lieux de sociabilité ou de prévention (saunas, associations, centres de dépistage) par peur d’être jugées. Elles se tiennent à distance des espaces où circulent pourtant les informations et les outils de prévention.
  • La recherche de validation : pour se sentir désiré, on peut accepter des rapports à risque, négliger le préservatif ou retarder un dépistage. Dans certains cas, l’usage de substances (chemsex) s’ajoute comme levier de désinhibition et de performance.
  • Le décrochage des outils : la PrEP, le dépistage régulier ou le recours au TPE peuvent être perçus comme « pas faits pour moi », renforçant le sentiment d’exclusion. Des études montrent que l’insatisfaction corporelle est corrélée à un moindre recours à ces outils de prévention.

En somme, la prévention ne se joue pas seulement dans la transmission d’informations techniques, mais aussi dans le rapport que chacun entretient à son corps et dans la possibilité de s’y sentir digne de soin.

Racisme, corps et exclusion

La question du corps ne se limite pas à la taille des biceps. Elle se croise avec des discriminations raciales et des stéréotypes hérités de l’histoire coloniale et des représentations médiatiques. Sur les applis, les annonces explicites comme « no fats, no fems, no Asians, no Blacks » témoignent d’un racisme esthétique assumé, où les corps racisés sont exclus ou hypersexualisés.

Pour les hommes noirs, arabes ou asiatiques, l’expérience est doublement violente : rejetés pour leur physique « non conforme » aux canons dominants et stigmatisés pour leur origine. Cette double peine peut fragiliser l’estime de soi, nourrir un sentiment de non-appartenance et compliquer l’accès aux dispositifs de prévention comme la PrEP. Les recherches en sciences sociales rappellent que le racisme intra-communautaire a des effets sanitaires mesurables : plus de solitude, plus de détresse psychologique et moins de recours aux structures de santé. L’intersection entre racisme et body-shaming mérite donc une attention particulière dans toute réflexion sur la prévention.

Comme le montre Marc Jahjah dans son étude « Salope blanche pour rebeu dominateur » : les catégories raciales dans le web gay contemporain (2024), les applis ne font pas que refléter les rapports de domination : elles les rejouent et les réorganisent à travers leurs dispositifs techniques et discursifs. Les filtres, les mots-clés, les descriptions de profil contribuent à naturaliser des catégories raciales issues de l’imaginaire colonial tout en les articulant à des scripts sexuels où la domination et la soumission se colorent racialement. Jahjah montre comment l’imaginaire pornographique et les stéréotypes médiatiques alimentent cette mise en scène : l’« Arabe » y est souvent construit comme viril, dominateur, tandis que le « Blanc » se positionne comme disponible ou soumis.

Ces assignations identitaires, loin d’être anodines, participent d’une économie du désir où certains corps sont valorisés comme objets d’exotisme ou de fantasme, quand d’autres sont rendus invisibles. L’étude souligne enfin que ces dynamiques racialisées structurent les interactions en ligne et produisent une forme d’auto-censure : les hommes racisés, conscients des attentes stéréotypées, ajustent leur présentation de soi ou se retirent de ces espaces, reproduisant ainsi les effets d’exclusion que la communauté prétend dépasser.

Générations connectées, pressions accrues

Le culte du corps n’est pas une invention des années 2020 et n’est pas l’apanage des plus jeunes. Mais les jeunes générations y sont confrontées avec une intensité nouvelle. Stories Instagram, filtres Snapchat, profils Grindr : la mise en scène est constante et la comparaison permanente. Les jeunes LGBTQI+ déclarent plus souvent des troubles de l’image corporelle, une faible estime de soi et une forte pression à correspondre aux canons dominants.

Pour les plus âgés, d’autres pressions s’ajoutent : le vieillissement est souvent vécu comme une perte de visibilité et de désirabilité, dans un milieu où la jeunesse est sacralisée. Eux aussi peuvent s’éloigner des espaces de prévention en raison du sentiment d’être « trop vieux », invisibles dans les campagnes d’information ou exclus des imaginaires.

La honte corporelle est donc un phénomène transversal, qui prend des formes différentes selon les âges, mais qui traverse toute la communauté.

Comment étudier le phénomène ?

Documenter scientifiquement le lien entre body-shaming et prévention suppose de diversifier les approches et de régulièrement les actualiser. Les grandes enquêtes comportementales, comme ERAS (Enquête Rapport au Sexe) menée par Santé publique France, offrent déjà des données précieuses sur les pratiques de prévention, le recours au dépistage ou à la PrEP parmi les HSH. Mais elles documentent encore peu les dimensions subjectives (image corporelle, estime de soi, racisme esthétique) pourtant centrales pour comprendre les inégalités d’accès à la santé sexuelle.

C’est pourquoi il apparaît nécessaire de compléter ces outils par des méthodologies plus qualitatives et participatives :

  • Enquêtes mixtes : croiser données quantitatives (recours au dépistage, initiation à la PrEP) et entretiens qualitatifs pour saisir la complexité des parcours.
  • Analyse des applis : observer les discours, images et codes visuels qui structurent la hiérarchie des corps.
  • Approches communautaires : organiser des ateliers participatifs ou des méthodes visuelles (photovoice) pour créer des espaces de parole animés par et pour les concerné·e·s.
  • Études d’impact : mesurer l’effet de campagnes inclusives sur les intentions de dépistage ou d’usage de la PrEP.

Ces méthodes permettent de rendre visibles des expériences souvent invisibilisées et de mieux adapter les outils de prévention à la diversité des corps et des vécus.

Prévenir autrement : intégrer le corps à la santé

L’histoire de la prévention du VIH a longtemps reposé sur des outils techniques : préservatifs, dépistage, traitements, PrEP. Ces stratégies ont sauvé des vies, mais elles ont parfois négligé la dimension corporelle et sociale. Or, la prévention n’est pas qu’une affaire de techniques : elle doit aussi prendre en compte l’estime de soi, la reconnaissance et la dignité.

Il existe des pistes d’action concrètes que nous pouvons rappeler ici :

  • Des visuels inclusifs : représenter des corps variés (âge, morphologies, couleurs de peau, genres) dans les campagnes VIH/IST.
  • Des soignant·e·s formé·e·s : intégrer dans la formation l’impact du body-shaming et du racisme intra-communautaire.
  • Des espaces de soutien : développer des groupes de parole sur l’estime corporelle et la sexualité, pour réduire l’isolement.
  • Des applis responsabilisées : instaurer des chartes anti-discrimination, modérer les annonces stigmatisantes, promouvoir des campagnes « body positive ».

Reconnaître, inclure, prévenir

Le lien entre corps, estime de soi et prévention ne peut plus être ignoré ou laissé de côté faute de moyens. Lutter contre le body-shaming, c’est renforcer la confiance, favoriser l’accès aux outils de prévention et redonner aux communautés le pouvoir d’agir sur leur santé.

La prévention ne se joue pas seulement dans les centres de dépistage ou dans les consultations médicales : elle se joue aussi dans la manière dont nos communautés regardent et valorisent la diversité des corps.

En cas de besoin :

  • Sida Info Service – 24h/24, 7j/7 : 0 800 840 800 (gratuit)
  • Afin d’éviter une liste non-exhaustive, des associations et des soignant·e·s formés peuvent vous accompagner sans jugement. Parce que la prévention commence aussi par le droit d’exister tel que l’on est.

Sources

Soulliard ZA, Lattanner MR, Pachankis JE. Pressure From Within: Gay-Community Stress and Body Dissatisfaction Among Sexual-Minority Men. Clin Psychol Sci. 2024 Jul;12(4):607-624. doi: 10.1177/21677026231186789. Epub 2023 Aug 29. PMID: 39526001; PMCID: PMC11544687.

Bajada, J. E. C., Grey, W., Ciaffoni, S., & Hinton, J. D. X. (2024). Exploring the Relationships Between Body Image, Sexual Well-Being, and Community Connectedness among Gay, Bisexual and Queer+ Men. The Journal of Sex Research, 62(5), 724–734. https://doi.org/10.1080/00224499.2024.2360599

Santoniccolo, F., Trombetta, T., Paradiso, M.N. et al. The Relationship Between Minority Stress and Body Image—A Systematic Review of the Literature. Sex Res Soc Policy (2025). https://doi.org/10.1007/s13178-025-01156-x

Marc Jahjah. « Salope blanche pour rebeu dominateur » : les catégories raciales dans le web gay contemporain. Communication & langages, 2024, 219 (1)