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Trans & VIH : que sait-on ? Où en est-on ?

par | 11.10.2016

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La CROI 2016, qui se tenait à Boston l’hiver dernier, a été l’occasion pour Tonia C. Poteat, Assistant Professor à l’université John Hopkins d’intervenir sur les enjeux de l’épidémie pour les personnes trans. En se concentrant essentiellement sur le cas des femmes trans, elle fait le bilan des connaissances actuelles, du point de vue des déterminants de la dynamique de l’épidémie parmi les femmes trans d’une part, et de celui des difficultés rencontrées par les personnes trans séropositives d’autre part.

Les facteurs de la dynamique de l’épidémie et les problèmes rencontrés par les personnes trans séropositives sont de deux ordres : ils tiennent certes de questions biologiques et médicales, mais aussi de facteurs sociaux et politiques.

Ce bilan des connaissances sur les enjeux liés au VIH-sida dans les communautés trans permet à Tonia C. Poteat d’élaborer des recommandations qui portent à la fois sur un programme de recherche à mettre en œuvre pour compléter les connaissances en la matière, et sur les actions nécessaires pour enrayer la dynamique de l’épidémie et faciliter le parcours de soin des personnes trans séropositives.

Compter les personnes trans pour mieux connaître l’épidémie

Son intervention récapitule d’abord les estimations du nombre de personnes trans. Si cette question n’est pas des plus passionnantes, il est tout de même nécessaire de l’aborder car elle fournit les références nécessaires pour s’intéresser ensuite à la dynamique de l’épidémie au sein des communautés trans. Elle demande aussi de se pencher sur la façon de repérer les personnes trans dans les questionnaires, ce qui peut avoir des conséquences importantes quant aux résultats.

Sur la base de données américaines, Poteat estime le nombre de personnes trans aux Etats-Unis à environ 700 000, soit 0,3 % de la population américaine. Elle attire l’attention sur la faiblesse du nombre de personnes trans qui modifient leur état-civil, de l’ordre de 90 000 pour le changement de prénom, et 22 000 pour la mention du sexe.

En Europe, des données issues des parcours médicaux de transition donnent entre 0,1 % et 0,5 % de personnes trans, mais cela ne correspond qu’à la proportion de la population trans qui entrent dans ces dispositifs. Des enquêtes menées en Asie comptent quant à elles entre 0,7 % et 2 % de personnes trans, mais il n’est pas certain que la mesure dans la population totale dans laquelle cette proportion est estimée soit représentative.

Quoi qu’il en soit, cela montre que le nombre de personnes trans est loin d’être négligeable ! Ainsi, entre 1 et 6 millions de hijra vivraient en Inde.

La question cruciale dans ces estimations est bien entendu celle de la bonne façon de compter les personnes trans dans les enquêtes statistiques et les études cliniques. La méthode peut changer du tout au tout les résultats, selon que l’on demande par exemple aux enquêtéEs s’ilELLEs sont trans ou cis, ou si l’on compare leur identité actuelle à leur sexe assigné à la naissance.

Poteat propose d’utiliser une méthode à deux étapes recommandée par une équipe de chercheurSEs de l’université de Californie à San Franscisco. Celle-ci consiste à poser dans un premier temps une question sur l’identité de genre actuelle : homme, homme trans, femme, femme trans, genderqueer, autre. On demande ensuite aux enquêtéEs leur sexe assigné à la naissance. On compte alors comme personnes trans les personnes qui ont soit répondu « homme trans » ou « femme trans » à la première question, soit ont une réponse à la seconde question qui n’est pas identique à leur réponse à la première question.

Cela peut paraître anecdotique, et pourtant c’est crucial. Ainsi, sur des données américaines portant sur le dépistage, Poteat montre que selon que l’on ne compte que les personnes qui répondent « trans » à la première question, ou que l’on utilise la démarche à deux étapes, on risque de passer à côté de nombreuxSES patientEs : utiliser les deux questions double le nombre de dépistages effectués par des personnes trans, et augmente sensiblement le nombre de dépistages positifs.

C’est à partir de ces premières remarques que Poteat peut à présent réellement aborder les enjeux liés au VIH-sida chez les personnes trans.

Une situation épidémiologique très préoccupante, surtout chez les femmes trans

Pour ce qui est des hommes trans, les données épidémiologiques sont lacunaires. Les estimations actuelles de la prévalence divergent considérablement, variant de 0 à 4,3 %. Mais les estimations les plus hautes proviennent d’échantillons extrêmement restreints (moins de 25 personnes). Sur l’étude menée sur l’échantillon le plus conséquent, l’estimation de la prévalence parmi les hommes trans est de l’ordre de 0,5 %.
En la matière, le risque concerne surtout les hommes trans ayant des relations avec d’autres hommes. La chercheuse mentionne ainsi le cas de Lou Sullivan, militant trans mort du sida en 1991.

C’est chez les femmes trans que l’on a le plus de données et que la situation est la plus préoccupante. Ainsi, une méta-analyse de 2013, portant sur 15 pays estime à 19% la prévalence chez les femmes trans. Une autre méta-analyse plus récente indique que la prévalence varie de 2% parmi les jeunes femmes trans à 45% parmi les travailleuses du sexe trans ; l’incidence varie de 1,2 à 3,6% par an.
Cependant, dans les pays où la prévalence en population générale est la plus élevée, et notamment en Afrique subsaharienne, les données sur la prévalence parmi les femmes trans sont pratiquement inexistantes. Des études supposément menées sur les HSH de ces pays ont pu montrer que dans certaines régions, 1/4 des personnes interrogéEs dans les enquêtes sur les HSH s’identifiaient en réalité comme femmes, et 13% comme trans. La prévalence parmi les femmes trans pourrait alors être plus de trois fois supérieure à celle que l’on mesure chez les HSH, de l’ordre de 60 %.

Il s’agit à présent pour la chercheuse de rassembler les connaissances actuelles qui permettent d’expliquer la situation catastrophique des femmes trans face au VIH-sida. Cela conduira également à esquisser des recommandations pour lutter efficacement contre l’épidémie.

La biologie peut-elle expliquer l’épidémiologie ?

Les facteurs qui expliquent l’état et la dynamique actuels de l’épidémie parmi les femmes trans peuvent être de deux ordres : biologiques et médicaux d’une part, sociaux et politiques d’autre part. Poteat s’attache d’abord à l’examen des déterminants biologiques, à commencer par le traitement hormonal de substitution (THS).

En premier lieu, le THS a-t-il un effet sur la muqueuse anale, qui pourrait expliquer une vulnérabilité accrue face au virus ? C’est une question dont la réponse est à ce jour inconnue.

La chercheuse aborde ensuite les interactions entre THS et antirétroviraux (ARV). Elle s’appuie sur des études qui portent non pas sur le THS en tant que tel (celles-ci n’existent tout simplement pas) mais sur les interactions entre ARV et pilule contraceptive. Celles-ci montrent que ces interactions n’ont pas d’effet significatif sur la présence d’ARV dans l’organisme. En revanche certains traitements antirétroviraux ont pour effet de réduire le niveau d’oestrogènes dans le sang. Ce point qui pourrait paraître anodine ne l’est pourtant pas : une étude récente montrait ainsi que les femmes trans séropositives qui pensent que les ARV réduisent l’efficacité du THS ont une tendance marquée à prendre des doses d’hormones plus importantes que les recommandations. Cela peut avoir des conséquences en termes de maladie thromboembolique.

PrEP et traitement hormonal de substitution : des connaissances lacunaires et quelques pistes

Les connaissances en matière d’interactions entre THS et prophylaxie pré-exposition sont aujourd’hui lacunaires. Quelques résultats peuvent cependant être mentionnés.
En premier lieu, des expériences in vitro ont pu montrer qu’il est possible que le THS affecte la pharmacocinétique du ténofovir au niveau de la muqueuse anale. Mais aucun travail in vivo n’a pour l’instant testé cette hypothèse. Cela aurait pourtant des conséquences loin d’être négligeables sur la façon de doser la PrEP pour les femmes trans utilisant un THS !

Mais, contrairement à ce que l’on observe chez les HSH, pour qui l’adhérence est en moyenne d’autant meilleure qu’ils prennent davantage de risque, il n’y a pas chez les femmes trans de corrélation entre adhérence et risque. En réalité, leur comportement est plutôt cohérent avec ce que l’on sait par ailleurs de l’adhérence des femmes à la PrEP (dans l’essai iPrex et dans d’autres essais). Pour faire progresser les connaissances en la matière, se souvenir que les femmes trans sont bien des femmes est donc un bon point de départ.

On remarque enfin que le niveau de ténofovir dans le sang dans l’essai iPrex est corrélé à la prise d’un THS. Ainsi, la prise d’hormones est associée à des niveaux plus faibles de ténofovir dans l’organisme. A l’heure actuelle, on ne sait pas si cela découle d’une adhérence différente entre les patientes trans qui utilisent un THS et celles qui n’en prennent pas, ou si c’est l’effet d’une interaction entre traitement hormonal de substitution et ténofovir.

Beaucoup de femmes trans sont potentiellement concernées par les recommandations américaines actuelles en matière de PrEP. Pourtant la connaissance de la PrEP parmi les femmes trans est plutôt faible, et cela s’explique. Ainsi, peu de campagnes inclusives pour le dispositif ont été menées. Les préoccupations quant à l’interaction de la PrEP avec le THS sont un autre facteur explicatif. Enfin, l’éloignement et le manque légitime de confiance dans le personnel médical de beaucoup de femmes trans peuvent encore contribuer à cette moindre connaissance du dispositif. La chercheuse recommande notamment la participation de leaders communautaires à la promotion du dispositif, en lien avec l’empowerement des communautés trans.

Silicone et chirurgie : grandes inconnues

Parmi les éventuels facteurs biologiques de la vulnérabilité des femmes trans face à l’épidémie, Poteat évoque ensuite l’usage d’injections de silicone. Cette pratique peut être relativement répandue (17 à 40% des femmes trans aux Etats-Unis). Elle est dangereuse, associée à des inflammations, des risques d’embolie, voire un risque de décès. Une corrélation a été repéré entre cette pratique et la probabilité d’être infectée au VIH. Mais on ne sait pas vraiment si cela a vraiment un impact sur l’épidémie.

En ce qui concerne les chirurgies, elles concernent 2 à 15% des femmes trans aux Etats-Unis. On ne sait pas mesurer le risque de transmission dans un néo-vagin.

Les déterminants sociaux de l’épidémie

En sus de ces facteurs biologiques et médicaux, des facteurs sociaux et politiques jouent un rôle de premier plan dans l’état et la dynamique de l’épidémie parmi les femmes trans. Ces facteurs concernent en premier lieu le stigmate et les discriminations.

Les discriminations transphobes et sexistes sur le marché du travail conduisent ainsi de nombreuses femmes trans à tirer leur revenu du travail du sexe. On estime qu’aux Etats-Unis, entre 15 % et 64 % des femmes trans ont pratiqué le travail du sexe à un moment de leur vie. De la même façon, les discriminations dans l’accès au logement augmentent en moyenne la mobilité résidentielle des femmes trans, et privent les plus précaires d’entre elles d’un domicile fixe. En plus de leurs conséquences les plus évidentes et les plus directes, le stigmate et les violences transphobes ont des effets graves sur la vie des femmes trans, provoquant des dépressions, des suicides, des addictions.

Des difficultés dans le parcours de soins liés aux violences et aux discriminations

Le stigmate et les violences ont aussi un effet sur le parcours de soins des femmes trans séropositives. Des données longitudinales américaines montrent ainsi que parmi les femmes trans séropositives, l’absence de domicile fixe, de moyen de transport réduisaient la probabilité d’être traitées, et l’adhérence et la probabilité d’être indétectable pour les patientes traitées.
Mais les mêmes données montrent que le fait d’avoir un rapport d’empowerement à sa santé a un effet positif sur le parcours de soin : il y a donc des pistes possibles pour améliorer la prise en charge des femmes trans séropositives.

Cela demande de se pencher de plus près sur le parcours de soin des femmes trans. Des résultats récents établissent que les priorités formulées par les femmes trans quant à la santé ont davantage trait aux discriminations transphobes dans le monde médical et à l’accès aux hormones qu’au traitement antirétroviral. Qui plus est, la probabilité d’être indétectable et d’adhérer au traitement est beaucoup plus élevée lorsque leA soignantE responsable de la prise en charge VIH est aussi celui qui prescrit le THS. Ces résultats militent pour une meilleure intégration du parcours de soin lié au VIH-sida et du parcours de transition.

Les données sont aujourd’hui insuffisantes pour estimer avec précision la cascade chez les femmes trans. Une étude permet tout de même de fournir quelques pistes.
L’adhésion au parcours de soin n’est pas très différente entre les femmes trans et les autres patientEs, sauf pour les jeunes femmes trans et celles qui n’ont pas de domicile fixe, pour qui elle est beaucoup plus faible. Au stade suivant, c’est-à-dire parmi les patientEs inscrites dans un parcours de soins, la suppression virale est significativement moins bonne pour les femmes trans que pour les autres patientEs, et beaucoup moins bonne pour les patientes trans les plus jeunes et celles qui n’ont pas de domicile fixe.

Une épidémie et une lutte politique

L’ensemble de ces résultats conduisent Poteat à formuler quelques recommandations pour lutter efficacement contre l’épidémie parmi les femmes trans.

Le premier point tient à la lutte contre le stigmate et les discriminations sexistes et transphobes. Celle-ci doit être considérée comme une priorité. Qui plus est, il importe de ne pas se soucier seulement des violences et discriminations, mais encore de s’attacher à lutter contre leurs conséquences économiques qui peuvent influer longtemps et lourdement sur la santé.

La chercheuse insiste ensuite sur la nécessité de combler les lacunes dans les savoirs médicaux sur le VIH chez les femmes trans : elle milite ainsi pour que soient menées des études sur les interactions entre antirétroviraux et traitements hormonaux de substitution.

Elle recommande également d’intégrer des dispositifs de soutien, de santé mentale, de substitution pour les usagEREs de drogue dans les parcours de soins VIH accueillant des femmes trans. Ces parcours doivent aussi être pensés pour l’accueil des victimes de violences. Il est également nécessaire de former le personnel soignant à l’accueil des personnes trans.

L’intégration des parcours de transition, et notamment de la prescription du THS, au sein du parcours de soin VIH est encore mise en avant par la chercheuse.

Ces recommandations ont bien entendu un caractère politique : moins de 40 % des Etats comptent les femmes trans parmi les populations-clés dans leurs programmes de lutte contre le VIH. Les Etats-Unis font partie de ces 40 %, mais ne produisent pas d’indicateurs qui permettraient de suivre les évolutions en la matière.

La fin de l’intervention de Tonia C. Poteat est consacrée à un programme de recherche à mener à l’avenir, qui reprend d’une part les lacunes scientifiques identifiées auparavant, et d’autre part certaines de recommandations politiques formulées précédemment. Ainsi, la chercheuse recommande d’étudier la pharmacocinétique des ARV du point de vue de leur interaction des des hormones exogènes, de cesser d’agréger femmes trans et HSH dans les études, d’améliorer les connaissances portant sur les co-morbidités chez les femmes trans, de travailler sur des échantillons de taille suffisante. Il faut aussi inclure les partenaires et les clients des femmes trans dans les enquêtes afin de mieux comprendre la dynamique de l’épidémie. La recherche doit être une occasion d’empowerer les personnes trans : il faut implémenter et évaluer des interventions menées par et pour les communautés trans, employer des personnes trans dans le monde de la recherche, contribuer à ce que les enquêtes permettent au moins de traiter partiellement les problèmes qu’elles identifient, en matière de santé et de lutte contre les stigmates et les discriminations notamment.

Elle insiste enfin une nouvelle fois sur la nécessité d’améliorer les soins et l’accueil dans les dispositifs médicaux, d’intégrer parcours de soins liés au VIH et parcours de transition.

Source :

Tonia C. Poteat, 2016, « HIV in Transgender Populations : Charted and Uncharted Waters » (consulté le 27/08/2016)

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Ce récapitulatif des connaissances actuelles sur la situation des femmes trans face à l’épidémie est salutaire. Il vient rappeler les évidences que les associations trans et les associations de lutte contre le sida martèlent depuis 30 ans : que les violences et discriminations font le lit de l’épidémie, et que seule une approche qui mêle lutte contre la transphobie et lutte contre le VIH permettra d’en sortir.
Rassembler ainsi les connaissances lacunaires et éparses sur la vulnérabilité des femmes trans face au VIH, c’est aussi mesurer combien une approche médicale inutilement psychiatrisante a pu s’opposer à la production des connaissances les plus nécessaires à la bonne santé des personnes trans. Comment expliquer autrement que l’expertise médicale sur les personnes trans se soit prétendument manifestée dans un charabia psychanalytique, et ait négligé la question cruciale des interactions entre traitement hormonaux et antirétroviraux, ou encore celle du risque de contamination dans un néo-vagin ?
La France compte aujourd’hui les personnes trans parmi les populations-clés pour lutter contre l’épidémie : elles sont explicitement mentionnées dans le plan national de lutte contre le VIH et les IST 2010-2014, qui recommandait un certain nombre d’actions à mener en leur direction. Comme aux Etats-Unis cependant, les indicateurs qui permettraient de connaître avec davantage de précision la situation épidémiologique actuelle font défaut : la déclaration obligatoire de séropositivité recense certes, depuis 2012, les contaminations parmi les personnes trans, mais les données restent de piètre qualité, et n’ont pas encore permis d’estimation de prévalence et d’incidence. Quelques enquêtes, au nombre desquelles l’enquête Santé sexuelle trans de l’Inserm, permettent certes d’en savoir plus, mais elles restent faiblement représentatives, et n’ont pas encore révélé tous leurs résultats. Le suivi de l’épidémie chez les personnes trans reste donc très imparfait. Les cohortes de patientes trans séropositives de Bichat et Ambroise Paré constituent une réelle avancée pour l’amélioration du parcours de soin.
Dans le cadre du projet de loi Justice au XXIe siècle, les dispositions relatives au changement d’état-civil des personnes trans sont aujourd’hui en discussion au Parlement. Après les reculs gouvernementaux, les atermoiements des parlementaires et les pressions des réactionnaires, cette rapide recension des principaux résultats de la recherche concernant la vulnérabilité des personnes trans face au VIH est l’occasion de rappeler qu’une législation respectueuse des droits humains et hors des violences et humiliations transphobes est une des conditions de possibilité de la fin de l’épidémie.