POINTS DE VUE

Séronégatifs : vous prendrez bien un peu de Truvada ?

par | 30.12.2014

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Au delà de toutes les spéculations, optimistes ou pessimistes, que nous apprend de façon sûre l’essai Ipergay ?

  • Pris à titre préventif par un sujet séronégatif ayant des comportements à haut risque de contamination au VIH, Truvada permet de réduire de façon très importante les risques de contamination. Le Truvada est donc un excellent médicament à condition que l’observance au traitement soit maximale.
  • Toute la question est là : l’observance, avaler la pilule, au moins 4 fois par semaine. Si l’observance constatée a été bonne dans l’essai Ipergay, chez des sujets qui ont banalisé la prise de risque et l’abandon du préservatif, ce n’est pas parce qu’ils ont eu une révélation. Une autre étude sur le Truvada préventif, l’étude iPrEX, menée dans plusieurs pays (Etats Unis, Pérou, Brésil, Thaïlande, Equateur, Afrique du Sud), a montré que l’encadrement était fondamental dans l’observance aux PrEPs : d’un pays à l’autre l’encadrement de l’essai n’était pas le même, et on a pu constater que l’observance et donc l’efficacité du traitement étaient proportionnelles au degré d’encadrement. Ce qui fait l’efficacité des PrEPs c’est aussi l’encadrement et sûrement pas Truvada seul : comme pour n’importe quel médicament, l’efficacité de la molécule ne suffit pas à l’efficacité du traitement. Sans un bon encadrement, on retrouve avec Truvada comme avec le préservatif des problèmes d’observance qui nuisent à son efficacité, l’étude IPrEX est à ce titre formelle. Truvada a beau être un médicament chimiquement très efficace encore faut-il que les gens le prennent : l’encadrement est donc la clé d’une prévention efficace.

Une remarque sur cette dernière phrase : dans l’essai Ipergay comme dans l’essai iPrex, la moitié des participants était sous Truvada et l’autre moitié sous placebo, en double aveugle. L’encadrement était strictement le même dans les deux groupes. La diminution du risque de transmission (de 43% dans iPrex, d’environ 80% dans Ipergay) était donc due uniquement au médicament pris dans un cas et pas dans l’autre. Avancer comme tu le dis que ce qui fonctionne c’est l’encadrement et pas Truvada est faux scientifiquement. Je ne voudrais pas que les lecteurs décrochent de ton article qui est très intéressant sur la base de ce faux argument.

Peut-on comparer les PrEPs et le préservatif ?

Il est impossible, comme nous l’avons tant lu, de comparer l’observance aux PrEPs avec l’observance au préservatif.

  • D’un côté, on a un essai clinique (à juste titre) hyper encadré et valorisant : j’offre mon corps à la science et je participe au grand progrès de l’humanité.
  • De l’autre… rien. Si ce n’est des centres de dépistage sinistres où l’on se contente de vous dire qu’il faut mettre des capotes sans vous expliquer comment : se protéger avec un préservatif ne se limite pas à savoir le dérouler sur sa queue. Encore faut-il savoir le proposer, voire l’imposer et oser partir en cas de refus sans appel. Encore faut-il soi-même être convaincu de la nécessité de protéger sa santé. Cela demande sûrement au moins autant d’encadrement que les PrEPs. Si l’on transpose à Truvada les campagnes et les actions pour le préservatif, cela reviendrait en gros à expliquer aux gens comment avaler une pilule.
    D’ailleurs, la com d’Ipergay a été essentiellement orientée vers la proposition d’un suivi médical et d’espaces de parole. CQFD.
    L’encadrement est la clé de la prévention, y compris pour le préservatif.

Il n’y a plus à être pour ou contre les PrEPs, il s’agit de voir comment ce mode de prévention va pouvoir efficacement faire baisser le nombre de contaminations au VIH chez les gays, ce qui pour l’instant est loin d’être gagné.

TRUVADA EST-IL LA SOLUTION MIRACLE QU’IL A L’AIR D’ÊTRE ?

On aimerait bien, mais ça n’est pas le cas : les PrEPs posent en effet de nombreuses questions sur le plan médical, communautaire et éthique. C’est donc un outil très délicat à manier. Comme tout médicament, mal utilisé, Truvada risque de se révéler totalement contre productif. Si on veut que le nombre de contaminations baisse, la solution est entre nos mains. La science peut nous aider mais elle ne fera pas tout. Soyons rationnels et honnêtes : ceux qui nous vendent des médicaments qui feront des miracles sans qu’on ait à faire d’effort sont des menteurs.

D’un point de vue médical

Les effets secondaires : si les effets secondaires immédiats de Truvada sont dans l’ensemble plutôt bien supportés, nous savons qu’à long terme les effets indésirables sont nombreux et nous ne savons pas du tout dans quelle proportion ils vont se développer : insuffisances rénales, insuffisances hépatiques, fragilisation chronique de la sphère gastro-intestinale.
Depuis 15 ans que les rapports à risque se banalisent on a vu logiquement une forte augmentation des autres IST : en favorisant les rapports sexuels sans préservatif, les PrEPs ne peuvent qu’aggraver la situation.
On voit apparaître parmi ces IST de plus en plus de souches résistantes aux traitements, pour la syphilis notamment. On peut légitimement se poser la même question pour les traitements anti VIH : avec une augmentation des rapports à risque et une médication préventive, les traitements vont fatalement perdre de leur efficacité. Voir ce qui s’est passé avec les antibiotiques qui mal et trop utilisés montrent de plus en plus de limites. De façon inquiétante pour certaines maladies.
Revenons à l’essentiel : prendre un médicament – surtout aussi fort – n’est jamais anodin et il est toujours préférable, si on le peut, de l’éviter.

D’un point de vue communautaire

Contrairement à ce que l’on entend souvent, le sexe non protégé n’engage pas seulement ceux qui le pratiquent : la hausse des IST, les souches résistantes et peut être même de nouvelles IST, ce sera tournée générale pour tout le monde.
S’ils ne sont pas intégrés à un programme de santé pour tous, les PrEPs vont produire un message des plus ambigus : si tu veux du counselling, un vrai suivi de santé sexuelle et une réelle aide de prévention, il faut prendre des risques et du Truvada, sinon tu peux juste te démerder comme tu l’as toujours fait : tout seul comme un con.
Les PrEPs vont à n’en pas douter institutionnaliser et légitimer les comportements à risques, alors même qu’ils sont déjà très largement banalisés et font partie intégrante de l’imaginaire sexuel gay. Mal faite, la mise en circulation des PrEPs risque encore d’accentuer une pression déjà énorme et de fragiliser dans leurs réflexes de prévention davantage de gays. Ne nous y trompons pas : de plus en plus de mecs vont se laisser tenter. Et parmi eux de plus en plus qui ne se sentiront pas concernés par les PrEPs.

D’un point de vue politique et éthique

Truvada préventif est en tous points l’exacte définition du biopouvoir selon Foucault : contrôle chimique du corps, médicalisation de la sexualité, dépendance financière de la sphère la plus privée (sexualité mais aussi fantasmes, imaginaires) à l’égard des institutions étatiques, dépendance vitale à l’égard des grands groupes pharmaceutiques.
Les PrEPs ne font rien d’autre que mettre le consumérisme médicamenteux au service du consumérisme sexuel. La question du coût n’est donc pas anodine : les PrEPs ne sauraient qu’être un outil de niche, ne serait-ce que pour des raisons financières.
Gilead (le laboratoire qui produit le Truvada : 500 € la boite) a tout intérêt à nous vendre du rêve et du miracle : nous avons tout intérêt à nous méfier.

QUELS SONT LES ENJEUX DES PrEPs ?

Un débat faussé

Il n’y a pas d’un côté les pro PrEPS / pro sexe de l’autre les anti PrEPs / anti sexe : ce manichéisme devient lassant. Et il occulte le vrai débat.
Le discours pro PrEPs est en effet loin d’être le discours novateur et minoritaire qu’il prétend être. On y retrouve à la fois l’idéologie scientiste (la science a réponse à tout, nos désirs sont des ordres donnés à l’univers et à la matière, nous ne posons pas de questions : prenons des médicaments), le mythe du progrès (toute innovation scientifique est forcément bonne à prendre), le dualisme chrétien dans sa version libertaire (séparons bien le corps et l’esprit : le cul c’est juste de la bidoche et les sentiments c’est un truc de vieux réac) et l’idéologie ultra libérale (le sexe et les médicaments comme objets de consommation courante qu’il faut à tout prix maintenir dans le circuit marchand.)

Pourquoi donc une telle opposition des points de vue ?

Partons d’un constat : le grand échec de la prévention est d’avoir été incapable de déstigmatiser la séropositivité sans banaliser la contamination.
La plupart des gays séronégatifs se vivent comme des séropositifs en sursis : le VIH SIDA a pris une véritable dimension identitaire chez les gays. Qu’on soit séropositif ou séronégatif, être pédé c’est vivre avec le VIH.
L’irresponsabilité, notamment en matière de sexualité, semble être devenue pour certains un droit presque constitutionnel : aucun moyen de prévention ne saurait être efficace dans ce contexte.

PERSPECTIVES POUR SORTIR DE L’IMPASSE

Comment en est-on arrivéEs là ?

Comment en est-on arrivéEs à considérer que les comportements à risque sont à ce point inévitables que prendre une chimiothérapie aussi forte et toxique que Truvada apparaisse comme une solution géniale, que certains ont saluée comme une avancée majeure à la fois dans la lutte contre le sida et dans la libération de nos sexualités ?

Que nous apprend la littérature scientifique ?

Toutes les études convergent. Les grands facteurs personnels qui favorisent les comportements sexuels à risque sont :

  • Le besoin de proximité : y compris dans un contexte de prise de risque, ce qui est bon dans le sexe sans capote, c’est avant tout que, dans la plupart des cas, on le fait avec un mec avec qui il se passe quelque chose. Je pense même que, dans le contexte consumériste où le sentiment est perçu comme une faiblesse, où tout affect est presque devenu un tabou et où la sexualité doit avant tout être récréative, ne pas mettre de capote, voire prendre un risque, est en train de devenir le seul moyen de dire à l’autre : « tu me plais bien ».
  • La peur du rejet : peur de dire non, peur d’être seul, peur d’ajouter au rejet social le rejet communautaire.
  • Le besoin de conformité : peur ne pas pouvoir baiser si on ne sacrifie pas aux règles de la tribu, injonction à la performance, besoin d’adhésion à une norme, importance et influences du porno.

Sortir de l’hypocrisie

  • La situation sanitaire et affective de beaucoup de gays est difficile : solitude, poly toxicomanies, rejet familial, homophobie très active ces derniers temps, sexualité consumériste institutionnalisée et souvent vécue comme une fatalité, etc.
  • Arrêtons de confondre jugement moral et jugement critique/éthique. Il ne s’agit pas de dire si c’est bien ou mal de prendre des risques en baisant, mais de définir que du strict point de vue de l’éthique de soi et des autres, il n’est pas souhaitable de contracter le VIH et de prendre des médicaments si on peut faire autrement. Il s’agit de rappeler que le multi-partenariat et les drogues pratiquées à un certain niveau conduisent souvent à des comportements sexuels à risques majeurs. Là encore précisons le : cela ne veut pas dire que c’est mal, cela veut dire qu’il y a un problème à traiter. Cela ne veut pas dire que le multipartenariat ou les drogues sont à bannir, mais que dans certaines circonstances et à un certain niveau de consommation, ces comportements mettent en danger l’individu mais aussi la communauté. C’est tout l’objet des PrEPs : mettre sous traitement les gays qui de toute façon baiserons sans capote afin qu’ils ne diffusent pas à leur tour le virus. C’est aussi l’objet d’Ipergay : amener les participants, par l’écoute et le conseil, à une sexualité consciente d’elle-même et raisonnée. Reste à chacun de savoir jusqu’où il peut aller sans se mettre en danger et mettre en danger la communauté.
  • Il faut penser une véritable écologie de la sexualité : si on veut baiser à ce volume d’échanges, la seule solution massive c’est la capote. Parce que des échanges aussi intimes que ceux de fluides corporels sont vecteurs de nombreuses maladies et potentiellement de risques graves pour la santé à l’échelle individuelle mais aussi nous concernant à l’échelle communautaire. Qu’à un certain moment, certains aient besoin de prendre des risques et du Truvada, c’est tout à fait audible, et il est nécessaire qu’ils aient accès à ces traitements. Mais qu’on arrête : ce n’est pas la fin de la capote et il est donc urgent à ce titre d’arrêter de la ringardiser et d’en faire l’ennemie indépassable de toute sexualité libre et épanouie. Un peu d’imagination quoi !

Comment penser un nouveau type de prévention ?

Nous ne voulons pas plus brider la sexualité de qui que ce soit, que ceux qui interrogent l’agriculture productiviste ne veulent revenir à la monoculture de l’épeautre et à la charrue. Nous disons simplement qu’une des pistes de la prévention qui n’a pas été explorée, c’est d’interroger le consumérisme sexuel, tout particulièrement quand il se double d’un consumérisme médicamenteux, et d’accepter qu’il y a urgence à réinvestir la part sensible du désir et de la sexualité. Bien sûr on peut baiser sans affect : mais alors on baise avec quoi ? Nous avons fait notre révolution politique, notre révolution sexuelle reste à inventer. Encore une fois, ce n’est pas parce que les PrEPs posent de graves problèmes médicaux et éthiques qu’il ne faut pas en prendre : simplement il faut vraiment savoir ce que l’on fait et le faire de façon responsable et consciente. L’encadrement proposé par Ipergay est semble-t-il totalement allé dans ce sens : nous avons donc un excellent modèle d’encadrement de santé gay POUR TOUS.

Si l’on veut faire baisser le nombre de contaminations au VIH chez les gays tout en continuant à baiser de façon libre et comme on veut, il est indispensable que TOUS les gays puissent avoir accès aux mêmes services d’encadrement de santé sexuelle (médecins connaissant les spécificités du sexe gay, counselling, soutien écoute), qu’ils prennent ou non des risques et Truvada. La population des sujets à risque n’est pas un stock mais un flux [1] , et partant de là, le seul moyen de diminuer le nombre de contamination chez les gays est de créer, en accompagnement des services de dépistage, des consultations liées à la prévention et à la santé sexuelle afin de pouvoir au maximum traiter les problèmes avant que le Truvada ne devienne la seule solution. Il faut être extrêmement prudent dans la présentation et la diffusion des PrEPs : les PrEPs ne sauraient être qu’un outil de niche ; il n’est donc pas souhaitable que le sexe sans préservatif se banalise davantage. Plus le flux est gros, plus il se ramifie et plus il devient complexe à gérer.

On ne le dira pas assez : pour Truvada comme pour n’importe quel médicament, l’efficacité de la molécule ne suffit pas à faire l’efficacité du traitement.

Au bout du compte, la vraie question des PrEPs, c’est : que voulons nous vraiment faire de notre sexualité ?

Dans un premier temps profitons de la réforme de santé en cours pour imposer que, dans les centres de dépistage, ceux qui le souhaitent puissent au moins avoir un médecin de prévention fixe avec qui ils pourront faire chaque fois leurs tests et avec qui pourra se nouer une vraie relation de confiance et de suivi de santé sexuelle.

Notes de l'article :

[1] Les comportements ne sont pas immuables chez une personne, ils évoluent au cours du temps selon les circonstances de la vie. Ainsi, selon ces circonstances, certains hommes sont amenés à rejoindre cette population à un moment de leur vie tandis que d’autres en sortent. Le groupe ainsi constitué n’est pas délimité de manière absolue à certains individus, toujours les mêmes (en langage statistique, un stock) mais évolue sans cesse au gré des comportements des hommes (un flux).

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Cédric Erard est un des rédacteurs de REACTUP. Il a publié cette tribune sur le site Yagg